La lumière d’ici a guidé ses pas, éclairant son chemin de création jusqu’au seuil de l’abstraction.
Aujourd’hui, c’est à Aix-en-Provence et dans ses environs que se vit intensément l’expérience Cezanne, au fil des rues, des lieux et des paysages qui ont marqué sa vie, le regard et l’oeuvre du père de la peinture moderne…
“le père de nous tous !” disait Picasso.
Cézanne a demandé à la Provence de lui donner la matière quasi charnelle dont il avait besoin afin de peindre la présence d’une nature à laquelle il se confrontait.
BASTIDE DU JAS DE BOUFFAN , la maison d’enfance
Classés monuments historiques, la bastide du Jas de Bouffan et son parc s’ouvrent à vous pour des visites guidées à la rencontre de ce que fut cette propriété familiale pour le peintre : un lieu de vie, un point d’ancrage, le théâtre de ses premières œuvres et un atelier de création. Achetée en 1859 par le père de Cezanne, la bastide du Jas de Bouffan restera propriété de la famille jusqu’en 1899. Pendant 40 ans, Paul Cezanne va trouver là ses principaux motifs d’inspiration.
Au rez-de-chaussée, le jeune Cezanne peint une douzaine de compositions murales. Il installe également son chevalet dans le parc, devant la bastide, la ferme, les bosquets et l’allée de marronniers, le bassin et ses statues… Au total trente-six huiles et dix-sept aquarelles ont été réalisées ici entre 1859 et 1899.
La propriété est acquise en 1859 par le père de Paul Cezanne, Louis-Auguste, devenu banquier à Aix en Provence en règlement de dettes que lui devait Gabriel Fernand Joursin pour un montant de 65 000 francs. Il faut dire que le père de Cezanne s’y entendait en affaires, ne craignant pas déjà de prêter de l’argent à ceux-là mêmes qui devaient lui fournir des peaux de lapins lorsqu’il n’était que chapelier. Ayant racheté l’unique banque d’Aix en 1848 et s’associant au trésorier Cabassol, il amasse une fortune, lui permettant de gagner dans la société aixoise une place de riche propriétaire, ce qui n’ira pas sans attirer de solides inimitiés dont le fils devait hériter.
Le Sieur Oursin avait hérité du Jas de Bouffan par sa mère de la famille Truphème, plus particulièrement Joseph Julien Gaspard Truphème, ancien Commissaire provincial des guerres décédé à Aix le 19 mars 1810, lui-même fils d’un Pierre Gaspard Truphème honoré du même titre. De là on remonte à son père Gaspard Truphème né en 1688, lequel négociant en bois rassembla les parcelles qui constitueront la propriété. C’est lui qui le premier acheta en 1758 la charge de Commissaire provincial des guerres, lui donnant d’entrer dans l’aristocratie aixoise. La construction de la Bastide correspond aux années 1730-40 et pourrait avoir été dessinée par l’architecte Vallon. Si le duc de Villars, gouverneur de Provence, a séjourné au Jas, jamais ce denier ne fut propriétaire du lieu…
Le Jas de Bouffan est, en 1859, une propriété de 14 hectares à la campagne (cf la phrase de Cezanne dans une lettre à Numa Coste en Juillet 1868 :”Je suis depuis mon arrivée au vert, à la campagne“). Intégrée dans l’urbanisme grandissant de la ville , cette propriété est dorénavant incluse dans le tissu urbain d’Aix, réduite à 3 hectares entourée d’immeubles ou d’autoroutes. Cette propriété était essentiellement agricole puisqu’on y exploitait la vigne. Une maison de maître, solide bastide d’environ 200 m² au sol, construite sur trois niveaux, domine le parc. Une allée de marronniers donne au parc une noblesse ancestrale. Sur le côté un petit bassin très allongé apporte l’agrément des fontaines qui coulent de sculptures représentant lions et dauphins alors qu’une petite serre se cache sous les frondaisons. La ferme ou plutôt les cinq ou six bâtiments imbriqués les uns dans les autres composent, en bordure de l’actuelle propriété, une architecture aux formes « précubistes » que le peintre exploitera avec intérêt.
La famille Cezanne ne paraît avoir habité cette demeure de manière relativement continue qu’à partir de 1870. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne l’ait pas occupée aux périodes estivales dans les années 1860 : on ne saurait expliquer le tableau de Louis-Auguste Cezanne peint (aux environs de 1864) à même le mur du Grand Salon en dehors de la présence du « père ». De même, les tableaux correspondant au grand fauteuil (Le père de Cezanne lisant l’Evénement, Achille Emperaire peintre, le tableau de L’Ouverture de Tannhaüser) impliquent la présence de la famille de Cezanne au Jas et la venue des amis. Que le père de Cezanne ait, à partir de 1870, installé sa vie au Jas, le témoignage de quelques lettres l’atteste alors que les modalités de la vie de Paul en Provence le prouvent.…
En effet, Paul descendant de Paris n’entend pas demeurer trop longtemps au Jas : il veut protéger sa vie la plus privée (Hortense et son fils Paul) des foudres d’un père soupçonnant la situation de la vie de son fils. Les raisons du choix de L’Estaque comme lieu de vie en Provence sont à chercher pour une part dans la volonté du fils de se mettre à l’écart.
La situation restera, de ce point de vue, inchangée sinon que la situation de Paul Cezanne se régularise en avril 1886, quelque mois à peine avant la mort du père survenue sur les lieux le 23 octobre de la même année. Cezanne partage alors la propriété de la demeure et des terres avec ses deux sœurs Marie et Rose. A la mort de madame Cezanne mère (octobre 1897), Rose entend récupérer sa part, poussée en cela par son mari monsieur Conil. Moyennant quoi, la propriété est vendue en 1899. Cezanne n’y remettra plus jamais les pieds…
On eût pu penser que Cezanne ait peint au Jas de manière sinon régulière, en tout cas continue pendant tout le temps où la famille possédait le site. Il n’en est rien ! Outre le fait que les séjours de Cezanne en Provence n’ont pas obéi à une régularité saisonnière, outre le fait que Cezanne en Provence a choisi d’autres sites que le Jas à certains moments de sa vie, sa manière d’avoir considéré la bastide, le parc immédiat et plus largement le terrain environnant n’a pas été simple.
Au Jas de Bouffan, propriété familiale, Cezanne peint le parc parce qu’il est chez lui, tout simplement. Ce faisant, il s’inscrit dans une tradition de paysagiste anglais ou italien qui font de la peinture d’un parc (avec allée d’arbres , châteaux…) un thème pictural ( cf. Constable, voire Grane auMalvallat, mais encore chez les impressionnistes, Monet à Giverny, Caillebotte à Yerres…etc).
A regarder la chronologie des paysages peints au Jas de Bouffan, on distingue trois grandes périodes. Dans un premier temps, Cezanne ne quitte pas le bassin qui sert de motif avec des cadrages inattendus, sans recherche apparente. Puis il prendra en compte les arbres autour du bassin : on sent une volonté déjà de retenir une nature puissante et forte. Enfin il choisit un point de vue au fond de l’allée des marronniers regardant la ferme et la maison. Une série se développe sans qu’il y ait grand changement de point de vue : Cezanne a semble-t-il trouvé le lieu, l’angle de vue. Ce ne sont plus alors que des questions d’espace, de perspective, de couleurs qui interfèrent… Cezanne peindra le manoir, côté sud, côté nord de façon magistrale une fois seulement , comme pour boucler sa recherche picturale sur ce lieu en tant que paysage. Car il peindra natures mortes, Baigneurs et Baigneuses, en cette bastide. Sans parler des Joueurs de cartes qui deviennent un thème majeur entre 1890 et 1895… Les périodes proposées ici n’entendent pas cloisonner le mouvement général de l’œuvre cézannienne. Tout au plus permettre des regroupements et repérages correspondant à des « tendances » dans la vie artistique de Cezanne. En effet, si « Gardanne » correspond à une problématique fort précise autour d’une volonté constructiviste du peintre, si L’Estaque se différencie déjà en deux ou trois moments liés à « l’Impressionnisme » de Cezanne, puis au dépassement de cet « Impressionnisme », si Bibémus-Château-Noir associés prennent en compte le paysage quand Cezanne se rapproprie une violence déjà fauve, les œuvres du Jas de Bouffan vont précisément démontrer l’unité intrinsèque de l’œuvre picturale du peintre. Il faut ici expliciter cette pensée.
Le Jas de Bouffan dans la Correspondance de Cezanne
Relevons d’abord les bribes d’information que nous pouvons trouver dans la Correspondance écrite par Cezanne lui-même à propos de ses séjours au Jas.
Lisons d’abord une lettre écrite à Zola le 19 octobre 1866. Cezanne remarque que « malgré la pluie battante, le paysage est superbe ». Il reconnaît surtout la supériorité des tableaux faits en plein air. (“mais vois-tu, tous les tableaux faits à l’intérieur, dans l’atelier, ne vaudront jamais les choses faites en plein air. en représentant les scènes du dehors, les oppositions des figures sur les terrains sont étonnantes, et le paysage est magnifique. Je vois des choses superbes, et il faut qu je me résolve à ne faire que des choses en plein air“. Et Cezanne parle aussitôt d’un sujet qui le préoccupe : Marion et Valabrègue partant pour le motif (FWN400- R99).
Toujours en 1866, dans une lettre écrite depuis Aix à Pissarro (Le 23 octobre), Cezanne ne mâche pas ses mots : « Me voici dans ma famille avec les plus sales êtres du monde, ceux qui composent ma famille, emmerdants par dessus tout ». Mais la même lettre traduit tout l’intérêt de Cezanne pour la Provence, donc le Jas : « Vous avez parfaitement raison de parler du gris, cela seul règne dans la nature, mais c’est effrayant à attraper. Le paysage est très beau ici, beaucoup d’allure ».
1868 : une lettre à Numa Coste fait référence explicitement au Jas : « Je suis depuis mon arrivée au vert, à la campagne ».
1874 : Une lettre à ses parents écrite vraisemblablement de Paris nous permet de mesurer l’intérêt que Cezanne éprouvait pour son pays natal, non pas d’un point de vue familial mais purement artistique : « J’aurai bien du plaisir à travailler dans le Midi dont les aspects offrent tant de ressources pour ma peinture. Croyez bien que je prie papa de vouloir bien m’accorder cette demande et je pourrai, je pense, faire dans le Midi les études que je désire poursuivre ». D’ailleurs, en 1874, revenant à Aix juste après la première exposition impressionniste où il exposa et vendit La Maison du pendu, Cezanne confie à Pissarro : « J’ai peint de suite après mon arrivée, qui s’est effectuée un samedi soir de la fin du mois de mai (24 juin 1874)». Mais ce séjour ne paraît pas être de longue durée, et il doit expliquer à ses parents pourquoi ses visites à Aix se font rares : « Vous me demandez dans votre dernière lettre pourquoi je ne retourne pas à Aix. Je vous ai dit à ce sujet qu’il m’est, plus que vous ne pouvez le croire, agréable d’être auprès de vous, mais qu’une fois à Aix, je n’y suis plus libre, [et] que lorsque je désire retourner à Paris, c’est toujours pour moi une lutte à soutenir » (lettre ne portant pas de date, sans de doute de 1874). Il faut dire qu’entre 1866 et 1874, Cezanne avait eu un fils à Paris né en janvier 1872 de sa compagne Hortense Fiquet, cet événement devant rester caché !
1876 : « Il vient de faire ici une quinzaine de jours très aquatiques. Je crains fort que ce temps n’ait été général. Chez nous autres il a tant gelé que toutes les récoltes de fruits, de vigne sont perdues. Mais voyez l’avantage de l’art, la peinture reste ». (lettre de Cezanne à Pissarro d’avril 1876). Ici pour la première fois Cezanne fait référence au caractère agricole du domaine de 15 hectares comprenant des vignes (Une autre allusion à l’exploitation agricole aura lieu en 1886 dans le cadre d’une lettre à Chocquet, encore une fois pour se plaindre d’une mauvaise météorologie : « .. j’avais quelques vignes, mais des gelées inattendues sont venues couper le fil de l’espérance »). De fait, le peintre ne s’intéressera guère à la « vie des champs » (Cezanne ne s’intéressera à la vie des champs qu’à l’occasion de quelques tableaux peints en 1876-77 (cf. FWN641 à FWN644-R282 à R288). On le voit encore s’intéresser à la moisson (FWN651-R301) en 1877. Indéniablement le paysage de ce dernier tableau fait mémoire de la Provence. Van Gogh qui vit ce tableau s’en souviendra lorsqu’il viendra à Arles. Mais ici aucune localisation n’est connue. On considère plutôt que Cezanne a voulu traiter en atelier le thème de la moisson dans un esprit poussinesque ! A remarquer que ces tableaux datés des années 1876-77 correspondent à un temps parisien de Cezanne !
On ne voit jamais personne dans le parc : on est loin de la terrasse de Méric chère à Bazille près de Montpellier, ou des jardins de Monet autour d’une femme à l’ombrelle. Un petit événement relaté par le peintre dans une lettre à Zola implique Le Jas de Bouffan : Cezanne, ayant manqué le train pour rentrer au Jas de Bouffan depuis Marseille (où il avait fait un saut pour voir à l’insu de son père son propre fils malade), rentre à pied pour arriver en retard au dîner du soir. L’événement nous est connu de l’aveu même de Cezanne qui raconte l’incident dans une lettre à Zola le 4 avril 1878 : « Je me suis esquivé mardi, il y a eu huit jours, pour aller [voir] le petit, il va mieux, et j’ai été obligé de m’en revenir à pied à Aix, vu que le train du chemin de fer porté sur mon indicateur était faux, et il fallait que je fusse présent pour le dîner – j’ai été une heure en retard. » Cezanne, tel un petit garçon pris en faute par son père, a 39 ans !
1883 : Dernière référence littéraire au Jas dans les écrits du peintre : une allusion à la neige, le 10 mars 1883 : « Me voici donc à Aix, où la neige vient de tomber tout le jour de vendredi. Ce matin la campagne présentait l’aspect d’un effet de neige très beau ». On regrette, bien entendu, de n’avoir aucun tableau comme un témoignage de l’émotion de Cezanne devant le Jas tout blanc. Il est vrai que la neige ne tenait pas : « … elle fond.» est la conclusion de la lettre.